''On ne naît pas femme on le devient''

mercredi 14 septembre 2011

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NEW YORK MON AMOUR

 Le mercredi soir, avant son départ pour New York, il avait été voir Manhattan de Woody Allen. Et, en sortant du cinéma, boulevard des Italiens, il s'était longuement promené en songeant à cette ville immense, fiévreuse et vaguement inquiétante, dans laquelle demain, pour la première fois il se baladerait. Il avait plus d'une fois remis ce voyage, car une question le préoccupait: Comment l’accueillerait-elle? .. Elle, c'était Van; qu'il avait aimé quinze ans auparavant dans une petite ville assoupi sur les rives du lac Léman et qui vivait maintenant, seule, à New York. Lui aussi était seul; il approchait de la quarantaine. Souvent, le soir, il pensait à sa mort ; et il se promettait de ne pas mourir avant d'avoir vu Manhattan, avant d'avoir revu Van.
 Il se demandait également pourquoi il rêvait encore aussi fréquemment d'elle ;pourquoi toutes les femmes qu'il connaissait lui ressemblaient ; pourquoi il s'était montré si cruel envers elle lorsqu'il l'avait quittée. Elle ne lui avait jamais pardonné, il savait qu'à la suite d'une tentative de suicide, suivie d'une hospitalisation dans une clinique psychiatrique, il l'avait à jamais perdue... 
Il se souvenait de tout cela comme d'un mauvais rêve que, peut être, ce bref séjour à New York dissiperait. Et comme il était par moments naïvement romantique, il se disait qu'il allait à la fois à la rencontre d'une ville, d'une femme, de son passé et de sa mort. A d'autres instants il se moquait de ses rêveries adolescentes, de la complaisance avec laquelle il considérait sa vie et s'en voulait de tant s'apitoyer sr lui-même.


 A New york, il descendit au Palzza. Il avait écrit, deux semaines auparavant, à Van qu'il passerait trois nuits et qu'il souhaitait la rencontrer. elle ne lui avait pas répondu et aucun message ne l'attendait à l'hôtel. Après s'être reposé, il téléphona à quelques amis ; il n'osait pas l'appeler ; il redoutait qu'elle fût absente ou qu'elle refusait de le revoir. Il aurait volontiers donné quelques une de ses années qu'il lui restaient à vivre contre une soirée passée en sa compagnie.


 Lorsqu'il l'eut au bout du fil, il s'entendit sèchement répondre qu'elle était très occupée et que, de toute manière il y avait à New York des choses beaucoup plus importante à faire que de la rencontrer. Blessé, il hésita à répondre sur le même ton qu'il n'en doutât pas et raccrocher. Mais il se contint, insista -lui qui jugeait toujours si humiliant, si ridicule, d'insister- et, finalement s'entendit jeter comme une aumône ces mots : "Rappelle-moi samedi à midi, je pourrai peut être déjeuner avec toi..."
Avant de s'en dormir, il nota dans son journal : "Est-ce vraiment Van qui m’intéresse? N'est ce pas plutôt la partie de moi qui n'a jamais réussi à s"en détacher? C'est bien le drame de l'amour qui nous dépossède, parfois définitivement, des meilleurs parts de nous même."  Il ajouta qu'il aurait tord de reprocher à Van quoi que ce soit, car "tout ce qui est arrivé est arrivé de ma faute. Lorsque j'ai rompu,je me suis conduit à son égard comme un goujat. Elle ne me l'a jamais pardonné ; elle ne me le pardonnera sans doute jamais. Peut être est-il nécessaire qu'elle continue à me haïr et moi à la regretter. Ainsi, nous sommes quittes." 


 Le lendemain, qui était un vendredi, il prit le pouls de cette ville monstrueuse et superbe que déjà il aimait. Il songea que si, un jour, il devrait quitter Paris, c'est là qu'il irait trouver refuge. Pour avoir vu New-York des centaines de fois au cinéma ou à la télévision, il ne s'y sentait pas étranger.


 Samedi à midi pile, après s'être baladé dans Chinatown, il téléphona à Van. Elle lui fixa un rendez-vous dans un restaurant japonais de la 57E Rue. Comme prévu, il arriva en avance et elle en retard. Elle portait les cheveux courts, sans cette frange qui lui plaisait tant. Elle était habillé avec la même élégance discrète qu'il lui connaissait autrefois. Et comme autrefois elle fumait des Benson and Hedges. Il était à la fois ému et mal à l'aise. Il l'a sentait nerveuse, tendue, irritée, entourée de barbelés invisibles. Ce qui d'emblée le troubla le plus; ce fut de réentendre sa voix rauque, profonde, irrésistiblement sensuelle. Il écouta religieusement, comme si elle était la seule musique susceptible de l’apaiser, de le réconcilier avec lui-même, au point de perdre plus d'une fois le fil de conversation. D'une manière générale d'ailleurs, il s’intéressait moins dans une discussion à ce que ses interlocuteurs disaient qu'à la manière dont ils trahissaient, par leurs intonations, par les gestes de leurs voix, leur personnalité.
Ils déjeunèrent donc ensemble dans ce restaurant japonais : elle commanda du poisson cru. Il prit un sukyaki. Il l'observait à la dérobée ; il osait à peine la regarder ; il se sentait avec elle des  timidités de collégien. Il feignait d'être enjoué et elle d'avoir oublié leur passée. Pourtant au fur et au mesure que le temps s'écoulait, leurs rapports devinrent plus naturels, presque complices. Ils échangèrent quelques confidences. Elle lui parla de ses trois tentatives de suicide, de solitude, de son sentiment de n'être nulle part à sa place. Il tenta d’évoquer certaines scènes qu'ils avaient vécu ensemble, certains films qu'ils avaient aimés, notamment Pierrot le Fou, de Jean Luc Godard, mais elle dit avoir mauvaise mémoire et difficilement se souvenir de leur amour.
 Il avait du plaisir à être là, simplement avec elle. Il se réjouissait de la voir plus détendue, plus spontanée. Et ne se fut guère surpris lorsqu'elle lui proposa de se promener à Central Park. Ils parlèrent de Proust et de sa théorie de l'amour, de Cioran et du déclin de l'occident ; Proust puisqu'il lui avait lu à haute voix pendant des nuits entières ; Cioran qu'elle lui avait fait découvrir. Présent et passé, en cet instant, se confondaient. Il l'engagea passionnément à se procurer le récit de Fritz Zorn, Mars, ajoutant que depuis Kafka il n'avait rien lu d'aussi fort.
En fin d'après-midi, elle lui demanda de l'accompagner chez Balducci, un traiteur italien à la mode. Pendant qu'elle allait d'un rayon à un autre, il l'observait. Il se demandait si, la voyant pour la première fois, il serait attiré par elle ;  il ne sut que répondre. Il se demandât également si, au cas où il l'aurait épousée, comme jadis était son intention, il la considérerait maintenant comme un péché de jeunesse qu'il devrait passer toute sa vie à payer, selon la formule de son cher Schopenhauer. Nos actes, se répéta-t-il une fois de plus, sont vraiment des coups de dés.

 Pendant qu'il l'a reconduisait chez elle, il tint à lui faire savoir combien il se sentait encore coupable à son endroit. "Sur un point au moins j'ai changé, lui confia-t-elle alors ; j'ai perdu l'habitude de charger autrui du poids de mes difficultés personnelles ; je crois que chacun a dans la vie ce qu'il mérite, du moins ce qu'il appelle" Et ce fut à son tour de sourire lorsqu'il a entendu Van citer un maxime d'Epictète qu'il lui avait envoyé au moment de leur rupture : "Accuser les autres de ses malheurs est le fait d'un ignorant ; s'en prendre à soi même est d'un homme qui commence à s'instruire ; n'en accuser ni un autre ni soi-même est d'un homme parfaitement instruit." "tu vois, ajouta-t-elle, je n'ai pas tout oublié..."


 La nuit était tombé depuis longtemps lorsqu'il arrivèrent devant son immeuble. Il était à la fois soulagé et mélancolique. Que n'eût-il donné pour revenir à ce temps béni où il était en son pouvoir de la rendre heureuse. Ils se dirent au revoir comme de vieux amis. Il hésita à la prendre dans ses bras, à lui dire : "Reste avec moi ; ne nous quittons plus ; nous vivrons dorénavant l'un pour l'autre, l'un par l'autre" ...Il se tut cependant. Car, outre la crainte d'être repoussé, trop d'expériences semblables lui avaient appris qu'il était certes sincères au moment où il disait ces mots, mais qu'au même temps il mentait, car il avait soif d'aventures, d'infidélités. Il se savait inconstant et pourtant fidèle, inexorablement fidèle, car même si il l'avait voulu, il ne serait pas parvenu à oublier le moindre détail de ce qu'il avait vécu avec les femmes qu'il avait aimées. Il ne voulait pas choisir : il ne voulait pas s'amputer.Pas encore, tout au moins.
 Le lendemain, avant de quitter son hôtel à l’aéroport, il téléphona une dernière fois à Van. Il se borna à la remercier -un peu cérémonieusement- d'avoir consenti à la voir. Il ajouta néanmoins, sur un ton plus enjoué, qu'il l'a trouvé toujours très belle, très désirable mais qu'il n'aurait pas l'audace de lui faire la cour ni la présomption de penser qu'elle pût encore s’intéresser à lui. Elle lui demanda de lui envoyer le livre de Fritz Zorn ; ainsi, pensa-t-il, les liens ne seraient plus tout à fait rompus. Dans son journal, il nota laconiquement : "Que pense-t-elle vraiment de moi? Quel jeu jouons-nous? Je ne le saurai peut être jamais"   Dans l'avion, après avoir copieusement dîné et regardé Le prisonnier d'Alcatraz, de Don Siegel, l"envie lui prît soudain d'écrire à Van. Il griffonna  en guise de brouillon à une lettre future, ceci : 
"Comme tu me l'as demandé, je te fais parvenir par courrier séparé le livre de Zorn. Attention : il est encore radioactif. On ne sort pas indemne après une telle lecture. En le lisant, tu comprendra peut être mieux pourquoi dans ma jeunesse j'ai réagis aussi violemment, si rageusement, si maladroitement aussi contre le cancer moral qui ronge le pays où s'est écoulée notre enfance, et qui d'une manière ou d'une autre, nous a tous atteints. Je suis curieux de connaitre tes réactions"
 "J"en viens maintenant à un point que je n'ai pas voulu aborder lors de notre dernière rencontre. Si j'ai plaisir à te voir -plus que un plaiisr: besoin- c'est que tu es plus présente en moi que toutes les femmes que j'ai connues jusqu'ici. Je vis certes dans le passé, mais en général je me rend compte qu'il est passé, définitivement dépassé. Avec toi, en revanche, j'ai plutôt l'impression de quelque chose qui pourrait -qui doit?- advenir et je ne doute qu'avec les années nous serons de plus en plus proches. Qui sait même si dans dix , vingt ou trente ans..."tu délires", me rétorqueras-tu vraisemblablement. Non, je rêve. Je rêve simplement au plus beau cadeau que la vie m'ait accordé : toi. Et j'en rage de m'en être montré indigne. Sans doute as-tu raison : Chacun n'a que ce qu'il mérite.
"Ayant la pénible impression de t'être devenu à peu près indifférent (mais pas totalement, d'où ce tenace espoir...), je me garderai bien de t'importuner plus longtemps. Je tenais simplement à te dire cela ; et c'est plus facile par écrit ; devant toi, j'ai de la peine à ne pas jouer un rôle, et je suis aussi maladroit que lorsque, à la sortie de ton lycée, je te demandais des nouvelles de ta soeur, alors que toi seule comptais à mes yeux. Alors que toi seule tu comptes aujourd'hui encore...
"Bon. Je ne te fatiguerai pas plus longtemps avec des propos qui doivent t'apparaître singulièrement hors de propos.
                                     Affectueusement,
                                                                      R.


PS : Concernant le livre de Zorn, tu peux t’épargner la lecture de la préface de Muschg ; elle ne lui ajoute rien. Au contraire"


   A peine avait-il achevé cette ébauche de lettre qu'il sut que jamais il ne l'enverrait à Van. Il tenait trop à elle pour se permettre la moindre faiblesse, la moindre maladresse.
   Il s'était légèrement assoupi lorsqu'il vit poindre le jour. Simultanément -et par un hasard qu'il eût volontiers qualifié de miraculeux- la chaîne sur laquelle il avait branché ses écouteurs passa la prélude de Tristan and Isolde, de Wagner, son morceau favori. En un éclair, il eut alors conscience que la négation n'est peut être pas le dernier mot. Et il éprouva vis-à-vis de la création tout entière un sentiment de reconnaissance. Ce que lui réservait l'avenir, il l'ignorait.Mais il était heureux d'avoir vécu jusqu'à cet instant, d'avoir espéré et d'avoir désespéré, d'avoir connu des minuits et des aurores, d'avoir cru et d'avoir maudits. Il savait dorénavant que, pour le meilleur ou pour le pire, il ne serait plus jamais seul. Il suffisait d'attendre. Et d'abord d'apprendre à vivre en amitié, en harmonie avec lui-même.
      Sans doute la fatigue et l'exaltation avaient-elles assoupi son esprit critique et mis en veilleuse sa lucidité. Il en était conscient. Mais il savait que cela aussi était nécessaire. Comme sont nécessaire le oui et le non, la lumière et les ténèbres. 



    Le lundi matin, en se rendant au journal où il travaillait, boulevard des italiens, il repassa devant le cinéma qui protégeait Manhattan.Il eu un sourire complice avec Diane Keaton et Woody Allen. Et il se dit qu'après tout cette escapade new-yorkaise pourrait donner matière à une petit nouvelle. Il écrivit le soir même.Jamais il ne réalisa avec autant d'acuité combien écrire, c'est aussi trahir , et se trahir


Roland JACCARD





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